La filmographie d’Emmanuelle Bercot n’est pas lisse, et son choix de thèmes assez troubles voire contestables, ainsi que d’actrices atypiques (Isild Le Besco est son actrice fétiche) ne peut laisser indifférent. Récemment vue dans Polisse, dont elle a coécrit le scénario avec Maïwenn, elle interprétait de façon assez musclée une des policières de la brigade des mineurs.
Ici, c’est une Catherine Deneuve plutôt surprenante qu’on découvre, mise en scène et très en avant (dans un rôle créé sur mesure par la réalisatrice, un rôle qu’on pourrait qualifier d’hommage). Elle semble se fondre dans son personnage avec une aisance aux airs d’habitude.
Catherine Deneuve incarne à l’écran Bettie, une femme dont la soixantaine habille généreusement le souvenir d’une beauté distante qui lui a valu d’être élue Miss Bretagne à 19 ans. Veuve, elle vient d’être quittée par son amant, cohabite non sans mal avec sa mère, et les impayés de son restaurant breton ressemblent à ces odeurs de brûlé dont il est si difficile de se débarrasser.
Au beau milieu d’un service, au bord de la suffocation, Bettie prend sa voiture. Pour aller faire un tour ? Chercher des cigarettes ? Ce ‘tour du pâté de maisons pour souffler’ va prendre les allures d’une fugue, d’un tour de France (une soixantaine de lieux de tournage, de la Bretagne à la région Rhône-Alpes !), d’un road-movie grimaçant entre rire et larmes, oscillant entre colères et apaisements. Les rencontres, les coups de fil vont ponctuer et orienter ce voyage, ce voyage de Bettie vers la femme qu’elle ignore être en train de devenir. Elle dit : ‘Je reviens’ et tout simplement, elle ne revient pas.
La couleur jaune orangé dans le générique de début du film, qui rappelle le ciré de Bettie, fait apparaître les prénoms en majuscules d’imprimerie plus grandes par rapport aux noms de famille, dans une démarche qui semble dès le départ placer l’individu au premier plan. La caméra, comme fascinée, revient inlassablement sur les cheveux de Bettie, par tous les temps, sous tous les angles. Bettie prend tellement de place, dans la vie de sa mère, de sa fille, qu’elle inquiète ou agace. Elle prend toute cette place à l’écran, et on le comprend. Elle est si indépendante, bien qu’elle s’accroche à ses cigarettes comme à autant de bulles d’oxygène (qui asphyxieraient presque le spectateur), que même son petit-fils n’ose pas lui dire de ne pas fumer dans l’espace confiné de la voiture.
La France que montre Emmanuelle Bercot ressemble souvent à ce que nombre de parisiens (ceux-là même qui n’aiment guère dépasser le périph’) qualifieraient en cinq mots peu distingués de coins très paumés. On pourrait y voir autant de clichés sur le monde rural/provincial, sur les enfants qu’on se refile comme on peut lorsqu’ils contrarient les emplois du temps, sur une certaine pauvreté qui n’a rien à voir avec l’argent, sur le corps qui vieillit et l’esprit qui gamberge, et bien d’autres encore. Mais les plans distillent pour la plupart des émotions qui nous ramènent à des peurs instinctives, une cruauté mêlée de tendresse, un humour décapant, des rêves surannés, et des vérités parfois difficiles à entendre.
La scène du vieux monsieur qui roule sans fin la cigarette (tant attendue par Bettie) avec ses mains gonflées d’arthrite, en expliquant ensuite sans fioritures son renoncement sentimental, a des airs de documentaire poignant. Que penser par ailleurs des plans rapprochés sur ces anciennes Miss, qui pourraient faire sourire si quelque part ils ne faisaient pas mal ?
Certaines scènes semblent certes un peu faciles, maladroites, comme cousues de fil blanc. Mais on sent cette intention de la réalisatrice de faire de situations qui explosent autant d’occasions inespérées de (ré)conciliation entre les êtres. Après tout, le cinéma, comme le théâtre, est un des lieux d’expression de cette magie-là.
A noter la présence de la chanteuse Camille, qui interprète de manière assez convaincante, avec un air de chat écorché sur le visage, la fille tourmentée de Bettie et la mère d’un jeune garçon facétieux aux traits fins qui lui ressemble (le fils de la réalisatrice).
En entrant dans la salle de cinéma, on se dit qu’on va retrouver pour la énième fois une Catherine Deneuve qui nous ravit ou nous agace (la demi-mesure est compliquée), et puis on découvre une autre Catherine Deneuve, une Catherine Deneuve qui a vieilli mais qui est plus en vie.