Tout commence en Inde lorsqu’un jour un homme perd son sombre. Quel étrange phénomène, d’autant plus étrange que la science ne parvient pas à l’expliquer. Le monde s’extasie alors devant l’inexplicable, l’homme devient une attraction de foire qui passe sur toutes les chaînes du monde entier. Quel spectacle mystique que cet homme dépourvu de son ombre.
Il est le premier, il ne sera pas le dernier…
Quelques jours plus tard, d’autres personnes perdent leur ombre à leur tour. On ne parle plus de phénomène mais d’un mal pernicieux : en perdant leur ombre, les malades oublient des pans entiers de leur mémoire, et par la même occasion, de leur existence. Une partie de leur âme qui s’écoule, perdue à jamais. Certaines victimes deviennent dangereuses, pour elles comme pour les autres.
Le mal se propage comme un virus, la planète entière est touchée. Dans ce nouveau monde qui se dessine (ou ancien monde qui s’efface), Max et son mari Ory se cachent dans un hôtel abandonné au fond des bois. Ils ont échappé à la fin de monde tel qu’ils l’ont connu, menant une nouvelle vie (survie) jusqu’au jour où l’ombre de Max disparaît… Commence alors un road-trip, où les parcours de plusieurs protagonistes vont se mêler…
Aller au-delà d’un genre
Sortir un roman sous fond de pandémie mondiale, les éditions Albin Michel Imaginaire ne pouvaient pas tomber mieux en dévoilant en juin dernier Le Livre de M. Le premier livre de la romancière Peng Sheperd nous arrive tout droit des Etats-Unis, précédé d’une critique dithyrambique le qualifiant de » chef-d’oeuvre « . Rien que ça. Au vu du synopsis, il faut avouer que ce Livre de M est alléchant. Se pose pourtant une question : le genre post-apocalyptique a-t-il encore des choses à raconter ou est-il complètement essoré ? La réponse est oui. OUI, le genre n’est pas mort, et le prouve dans ce roman miraculeux.
Il n’est pas facile de se plonger dans les premières pages de ce pavé (580 pages), où plane l’ombre du déjà-vu, où le contexte flou et la multiplication des protagonistes peuvent perdre le lecteur. Et pourtant, après une bonne cinquantaine de pages, la magie opère grâce au talent de l’écrivaine qui pose son atmosphère subtilement (sans jamais la perdre) et vous accroche sans que vous vous en rendiez compte. Alors, jusqu’à l’ultime page, le lecteur ne décrochera pas de cette histoire fantastique.
Après un premier temps d’acclimatation nécessaire, l’ambiance opère et le charme de cette magnifique histoire transpire de chaque page, chaque phrase, chaque mot. Il est des lectures que l’on ne peut oublier, Le Livre de M appartient à cette catégorie. Pour plusieurs raisons ; tout d’abord parce que Peng Sheperd arrive, avec subtilité, à reprendre les ingrédients du genre pour en faire une recette personnelle. Il n’est, au final, pas question ici de lire un roman sur une pandémie mais bien d’aller au-delà de l’écroulement d’une civilisation. Si, par petites touches, l’écrivaine donnera quelques éléments sur la vie » d’avant « , c’est surtout à ses personnages dans l’instant présent qu’elle s’attache. Une belle galerie de protagonistes, simples gens ordinaires devant faire face à l’extraordinaire.
Inoubliable
L’intrigue est surprenante, brutale mais émouvante, toujours imaginative. Pour se plonger dans ce roman, il faut faire fi des préjugés et des attentes, et se laisser porter par cette fable noire à la fois réaliste et complètement fantastique. Le tout magnifié par la plume stylisée, descriptive mais toujours émotionnelle de Peng Sheperd. Saluons au passage le travail de traduction d’Anne-Sylvie Homassel. D’ailleurs, bien au-delà de l’aspect post-apocalyptique, c’est bien d’émotions dont il est question dans cet ouvrage. Difficile en effet de ne pas voir dans cette perte d’ombre, cet oubli, une métaphore de la maladie d’Alzheimer. De ce postulat selon lequel notre ombre renferme nos souvenirs, l’auteure tisse une toile d’émotions fortes et marquantes, un roman choral noir mais profondément humain, presque intime. Les souvenirs renferment notre vie, les perdre c’est voir se déliter progressivement sa personnalité et, autour, ceux que l’on aime. L’amour est d’ailleurs l’autre grande thématique de cette oeuvre, sous toutes ses formes. Une ode à l’amour à travers ce lien unique qui lie Ory à Max qui est à vous prendre aux tripes.
Décrire ce roman n’est pas chose aisée, à la fois sensible et violent, immersif et descriptif, mêlant les genres avec subtilité ; Le Livre de M est une quête autour de l’amour, de la mémoire, de la vie tout simplement dans un monde au bord de l’abîme. Peng Sheperd signe un premier roman éclatant, unique dans son cheminement comme dans son originalité, mais toujours au service de ses personnages. Cerise sur le gâteau, la fin est sublime et pleine de sens. Sacré paradoxe que ce roman inoubliable ayant pour intrigue la perte de mémoire.