Pour ceux qui l’ignoreraient, Joyce Carol Oates est un monument de la littérature américaine. Au cours d’une carrière particulièrement riche, elle a notamment remporté le National Book Award en 1970 (en plus d’une quinzaine d’autres prix) et a figuré à deux reprises parmi les finalistes du Prix Nobel de littérature. Voilà qui impose un certain respect et nous étions donc impatients de lire sa dernière œuvre, Sacrifice, parue aux éditions Philippe Rey.
1987, dans un quartier délabré et désœuvré de Pascayne, New-Jersey, et alors que les braises des précédentes émeutes d’il y a 20 ans couvent toujours, une jeune fille de 14 ans est retrouvée ligotée dans la cave nauséabonde d’une usine désaffectée. Elle a été battue, violée et son corps meurtri est recouvert d’excréments de chien et d’insultes racistes. Très vite, elle accusera des « flics blancs » d’être les auteurs de ce crime haineux mais se murera ensuite dans le silence. D’abord discrète, la rumeur enfle dans un quartier où la population à majorité noire n’a aucune confiance en la police blanche jugée raciste et corrompue puis, enfin, gronde lorsque le charismatique révérend Marus Mudrick et son frère avocat font de la jeune fille un symbole de l’oppression à l’égard des afro-américains. Embarquant Sybilla Frye et sa mère Ednetta dans une croisade pour la justice qu’elles n’ont pas réellement souhaitée et dont elles ignorent les implications, ce livre explore les limites de la fracture raciale et met le doigt sur une des facettes les plus dérangeantes de nos sociétés.
Inspiré d’un fait réel, Sacrifice est un livre courageux et une effarante plongée dans la pauvreté, le désœuvrement et l’abîme qui peut séparer les communautés. Le contexte actuel aux États-Unis lui donne en outre une résonance particulière. Joyce Carol Oates cherche et parvient à déstabiliser son lecteur et à le sortir de la lecture confortable à laquelle il est habitué. Sans conteste, Sacrifice est déroutant et l’auteur, au moyen de phrases courtes et percutantes, induit un malaise de plus en plus profond.
Le sujet traité et le questionnement qu’il soulève méritent que l’on se consacre à ce livre qui gagne d’ailleurs en puissance au fil des pages et de l’approfondissement des personnages. Mais voilà, Joyce Carol Oates peine à nous entraîner aussi profondément qu’elle l’aurait voulu dans le cœur de l’intrigue. Sans doute en raison d’une connaissance superficielle (et surtout exclusivement médiatique) des tensions raciales en Amérique, Sacrifice nous a parfois semblé flirter avec quelques stéréotypes. Enfin, et sans remise en cause de la qualité du traducteur, ce livre gagne également à être lu en version originale car sa puissance et son réalisme se perdent quelque peu dans la traduction.