Déjà couronnée de nombreux prix pour ses précédents ouvrages, Ananda Devi nous revient en ce début d’année avec « Manger l’autre », un roman pour le moins déconcertant paru aux Éditions Grasset.
Déjà funeste prémonition des épreuves qui l’attendent, la naissance de notre narratrice est hors-norme. Pesant près de dix kilos, elle se révèle être un bébé si vorace qu’elle épuise autant qu’elle horrifie sa mère. Une génitrice, car elle ne sera jamais vraiment une mère, qui finira d’ailleurs par choisir la lâcheté de la fuite devant cet enfant dévorant dans lequel elle ne se reconnaît pas. Intervient alors le père qui, convaincu que sa fille a dévoré in utero sa jumelle, ne s’adresse à elle qu’au pluriel et se complaît à gaver « ses princesses » de repas toujours plus abondants.
Se voyant ainsi condamnée à tenter de remplir un vide sans aucune chance d’y parvenir, la jeune fille est animée d’un appétit insatiable et dévore tout ce qui lui passe à portée de la main. Grossissant de façon exponentielle, elle grandit sous les moqueries, les quolibets et toujours dans la terreur de ce grand Œil qu’est Internet et qui ne lui laisse aucun répit. A 16 ans, découvrant l’amour par accident, elle ose croire à une rédemption mais la société est-elle vraiment capable d’accepter ceux qu’elle a choisi de placer en marge ?
En tournant les pages de « Manger l’autre », le lecteur est animé d’une curiosité aussi morbide que ne l’est l’obésité de la jeune femme et n’a qu’une seule question en tête, lancinante, obsédante : où cela s’arrêtera-t-il ? Il redoute la réponse inéluctable qu’il connaît pourtant à l’avance et il ne peut que se sentir un peu coupable devant toute la justesse de cet ouvrage.
Avec « Manger l’autre », Ananda Devi tend en effet un miroir à la société pour qu’il reflète toute la laideur dont elle est capable. Elle y dénonce avec une vigueur acérée un monde qui ne cesse de se mettre en scène et de toujours plus s’exhiber mais qui refuse ce droit à celui qui ne rentre pas dans les codes étriqués de ce que l’on a défini comme la norme. Elle y vomit une société qui surconsomme mais qui met au ban celui qui représente les excès de cette consommation. Elle nous livre un roman violent, impudique, capable de nous mettre le cœur au bord des lèvres mais qui nous obligera aussi à un examen de conscience. Tout simplement poignant.
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