Franck Thilliez, auteur incontournable du polar français, connu pour ses romans mettant en scène son duo de flics Sharko/Hennebelle, mais également pour ses one-shot percutants, a pris le temps de répondre à mes questions. Une longue interview très intéressante autour de son métier d’écrivain, et qui aborde également son dernier né Luca. Un grand merci à lui pour sa disponibilité !
Matthieu Palmieri, Conso-Mag.com : Avant de devenir auteur de romans policiers et de thrillers à très grand succès, vous étiez ingénieur informaticien. Le grand écart peut paraître important entre ces deux professions. Comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Comment est née votre passion pour l’écriture et en quoi votre ancienne profession vous sert à construire vos intrigues qui pourraient d’ailleurs ressembler à des algorithmes ?
Franck Thilliez : On passe de l’un à l’autre sans se poser de question ! A un moment donné de ma vie, j’ai eu envie de raconter des histoires, comme on m’en a racontées, à travers les livres et les films, depuis que j’ai 8 ans. Je me suis mis à imaginer des personnages, des situations, je les voyais évoluer dans des endroits étranges. J’y pensais tous les soirs. Je me suis dit « il faut que je chasse ces personnages de ma tête », et je me suis mis à écrire. Après, je pense qu’on écrit des histoires en rapport avec ce qu’on aime, nos centres d’intérêts, ce qui nous a construit en tant qu’individu. J’ai toujours adoré les sciences, donc on les retrouve dans mes romans. Ce serait plus difficile pour moi d’écrire un roman historique, car je n’ai jamais été féru d’histoire.
MP : Qu’est-ce qui vous motive à écrire dans ce style de littérature ?
FT : A l’origine, je ne me suis pas posé de question. J’ai écrit un roman, qui s’est trouvé être un polar. Forcément, puisque je ne lisais et ne regardais quasiment que des polars ! Le genre choisi découle donc de mes influences. Le polar est d’une richesse incroyable, entre le thriller, le roman à énigme, psychologique, le polar historique, le roman policier pur. C’est aussi le genre idéal pour décrire les dysfonctionnements de la société. Qu’est-ce qui peut pousser une personne à commettre un meurtre ? Pourquoi l’homme détruit-il sa propre planète ? Le polar permet de se poser des questions fondamentales sur notre monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
MP : Comment est née l’idée de base de vos romans ? Est-ce que cela part d’une observation du quotidien, d’un fait d’actualité ?
FT : L’idée de base d’un roman est, pour moi, ce qu’il y a de plus difficile dans le travail de création et d’écriture. Il faut trouver la bonne idée. Celle qui nous accroche, va nous obséder et nous donner l’impression de tenir quelque chose de fort. Trouver l’idée, je dirais que c’est, pour moi, ce qu’il y a de plus difficile dans le roman. Je n’hésite pas à la chercher pendant deux ou trois mois, sans jamais prendre aucune note, juste une recherche cérébrale de la meilleure idée, qui permettra de bâtir un roman de 400 ou 500 pages.
A ce stade, les questions qui me traversent la tête sont nombreuses : Quel sera le thème du roman ? Les personnages, le lieu, l’intrigue ? Huis clos, enquête policière ? Durant cette période, je lis beaucoup, fouille sur Internet sans but précis, regarde des reportages, les informations. Disons que je deviens une éponge qui absorbe tout ce qui l’entoure ! 99,9% des idées qui me traversent la tête sont rejetées (trop simples, déjà vues…) puis, à un moment, arrive cet infime pourcentage où on a l’impression de tenir une piste intéressante. Alors, je me mets à creuser cette piste, et si elle perdure plus d’une quinzaine de jours, c’est qu’il s’agit de la bonne idée.
MP : J’aimerais en savoir plus sur votre méthodologie. Vos romans sont toujours très bien référencés au niveau scientifique et sociologique, mais aussi sur les techniques de la police. J’imagine qu’il y a un important travail de fond avant de commencer l’écriture. Cela passe par beaucoup de lectures, de rencontres avec des professionnels, d’enquêtes de terrain ? Et que tirez-vous personnellement de cette étape de pré-écriture ?
FT : Presque à chaque livre, je creuse toujours un thème scientifique. Je fais de nombreuses recherches qui me prennent beaucoup de temps, mais cela me passionne. Ces recherches peuvent être de la lecture d’ouvrages spécialisés, et aussi des rencontres : policiers, médecins, chercheurs… J’aime la science, j’aime transmettre du savoir à mon lecteur, et je pense que je n’aurais peut-être jamais écrit si je n’avais pas eu cette formation scientifique. Elle me sert tous les jours, dans la rigueur de la construction des histoires, l’acharnement à recommencer un chapitre, encore et encore… Je suis, à la base, ingénieur, et le but d’une formation d’ingénieur, au-delà d’accumuler des savoirs, est d’apprendre à résoudre des problèmes qui nous semblent insolubles. C’est un peu ce qui se passe dans l’écriture, où les problèmes que l’on rencontre chaque jour sont très nombreux…
MP : Quelle est votre méthodologie d’écriture ? Ecrivez-vous toujours au même endroit ? Avez-vous des rituels ?
FT : Je n’ai pas de rituels particuliers. J’écris uniquement la semaine, de 8h00 environ jusque 17h00, dans mon bureau au calme. Quelque part, j’ai gardé mes horaires d’entreprise. Cela fait de grosses journées d’écriture, qui me permettent d’avancer vite, de rester concentré sur mon histoire. Et puis, « écrire », ce n’est pas qu’écrire, sinon le roman serait vite rédigé. L’activité littéraire est un tout, entre la réflexion, les recherches, la création, répondre aux mails, aller sur les salons ou dans les librairies. Ce qui compte, c’est de rester en permanence connecté avec « l’écriture ».
MP : En tant qu’auteur, êtes-vous un papivore affirmé ? Quels sont les auteurs qui ont pu nourrir votre imaginaire, vous donner envie d’écrire ?
FT : Pour écrire, je pense qu’il faut qu’on nous raconte des histoires, à travers les films et les livres. Je ne suis pas un gros, gros lecteur, faute de temps, je dois lire environ 2 romans par mois, en dehors de tous les livres que je lis pour mes recherches. Déjà tout jeune, j’étais très attiré par les histoires à énigmes. Conan Doyle, papa de Sherlock Holmes, était un auteur avec qui je prenais beaucoup de plaisir. J’aimais aussi beaucoup Gaston Leroux, Maurice Leblanc, qui étaient des auteurs brillants de la même époque. Il y eut aussi la période Agatha Christie, puis celle de Stephen King, dans l’adolescence : ce fut une révélation ! King a le pouvoir de vous laisser des images très précises de ses romans vingt années plus tard. Plus récemment, je lis beaucoup les auteurs français, je pense que le monopole du roman policier/thriller n’est plus uniquement anglo-saxon ou nordique. On a vraiment une très bonne équipe en France !
MP : Avez-vous déjà fait face à ce que l’on pourrait nommer le mythe de l’écrivain : le syndrome de la page blanche ? Et comment y faire face ?
FT : Oui, cela arrive souvent. Le truc, ce n’est pas d’être confronté à la page blanche (on l’est certainement tous), c’est combien de temps cela va durer ! Chez moi, ça ne dure jamais bien longtemps, car j’ai normalement préparé ma trame à l’avance et je sais généralement où je vais. Le syndrome de la page blanche peut apparaître justement lorsqu’il faut écrire des parties entre deux points de ma trame. Comment joindre un point A à un point B ? Par quel biais passer ? Les pages blanches, ce sont comme les camps de base lorsqu’on escalade l’Everest : ils sont nécessaires pour mieux repartir. Je serai plutôt inquiet si je n’avais pas ce syndrome : ça voudrait dire que ma trame est trop simple, pas assez fouillé.
MP : Parmi vos œuvres, quelle est celle dont vous êtes le plus fier ?
FT : Impossible de choisir parmi mes enfants !
MP : Passons maintenant à Luca, votre dernier né, qui est la 9ème enquête pour Sharko et Hennebelle. Comment renouveler l’intérêt de vos lecteurs pour ces deux héros ? Eux qui en ont tant bavé, j’ai l’impression qu’ils ont droit à un peu de répit (au niveau personnel) et que l’accent est mis sur d’autres personnages de l’équipe, ce qui permet d’enrichir encore un peu plus la psychologie de chacun.
FT : C’est compliqué de tracer le destin de ces personnages ! Si les lecteurs lisent mes histoires policières, c’est parce qu’ils aiment aussi retrouver Sharko/Henebelle, ils s’attendent à ce qu’il leur arrive quelques bricoles. Il faut donc, à chaque livre, que je trouve de nouveaux ressorts dramatiques qui vont mettre mes personnages en difficulté. Effectivement, dans Luca, ils sont un peu plus tranquilles (façon de parler, vu l’enquête qu’ils mènent !!), parce que j’ai voulu focaliser sur Nicolas Bellanger, qui est un personnage de plus en plus fort. Il monte en puissance à chaque roman, dans le sillage de Sharko. Développer d’autres personnages me permet de créer d’autres points de vue et d’ainsi complexifier plus encore mon histoire.
MP : Luca est littéralement une course contre la montre pour l’équipe de la crim’, l’enquête est une sorte de rouleau compresseur. Une trame riche en thématiques qui dénonce les dérives de l’Homme dans une société où tout va de plus en plus vite. Pourquoi ces thématiques ?
FT : Il y a environ deux ans, je réfléchissais à une nouvelle histoire, et j’ai observé autour de moi, en me disant : dans quel monde vit-on, aujourd’hui ? J’ai vu un monde de téléphones portables, de réseaux, d’humains connectés les uns aux autres et interagissant sans forcément se connaitre, j’ai aussi vu les comportements sur les réseaux : lynchages publics, course aux clics, narcissisme, partage de données parfois très intimes. J’ai eu envie de creuser le sujet, et ça m’a ouvert un territoire tentaculaire, celui des GAFA, de l’Intelligence artificielle, et du transhumanisme. Je tenais mon sujet !
MP : Dans cette intrigue sombre, violente, les personnages ont néanmoins droit à quelques éclaircies. Redonner de la place à l’émotion, à des joies fugaces, c’était important pour vous ? Comme si la beauté de la vie se révélait parfois dans des situations extrêmes.
FT : C’est essentiel ! Rien n’est plus important que les émotions que l’on peut ressentir lorsqu’on ouvre un roman. Si l’histoire vous laisse de marbre, alors autant arrêter votre lecture ! L’empathie que peuvent dégager les personnages sont pour moi la clé d’un roman réussi. On doit vibrer avec eux, ressentir leurs peurs, leurs tourments, leurs obsessions. C’est, comme vous dites, en poussant les personnages dans leurs retranchements qu’ils révèlent leur force, leur courage, leur bonté. Quelque part, ils nous rassurent dans ces moments-là.
MP : Deux questions bonus pour conclure :
La bande dessinée La Brigade des Cauchemars n’est peut être pas connue de tous vos lecteurs mais est indéniablement une œuvre dans laquelle on retrouve votre style sur un support différent. Pourriez-vous nous la présenter ? Pourquoi avoir fait le choix de ce support ?
FT : J’ai toujours eu envie d’écrire pour la jeunesse, mais un roman aurait été trop de travail. La BD était le format idéal : toucher les jeunes par un média ludique et visuel. La Brigade, c’est du frisson adapté, dirons-nous, au 8-14 ans, mais nombre de lecteurs sont adultes !
La Brigade, c’est Sarah, Esteban et Tristan, tous trois lycéens, qui vient en aide aux jeunes qui n’arrivent pas à se débarrasser de leurs mauvais rêves. Grâce à un dispositif expérimental unique, ils se glissent dans un cauchemar afin d’en détruire l’origine. Mais cela n’est pas sans danger ! Le Tome 3 est sorti début septembre 2019, et les jeunes sont accrocs ! Actuellement, Yomgui (l’illustrateur) et moi-même, travaillons sur le tome 4 qui devrait sortir en 2020.
MP : Enfin, auriez-vous quelques petites informations à nous donner concernant votre prochain ouvrage ?
FT : Un one-short, sans Sharko et Hennebelle, et qui va être extra ! Enfin, je l’espère ! Je suis plongé dans son écriture !
Pour retrouver le site officiel de Franck Thilliez, c’est par ici !