Morgan Freeman, Johnny Depp, Harrison Ford, Julia Roberts, Meryl Streep, nous connaissons tous leurs voix françaises dont certaines nous bercent depuis l’enfance. En revanche, nous connaissons moins les comédiens de doublage qui se cachent derrière ces voix extraordinaires. Cette nouvelle rubrique a donc pour objectif de vous faire découvrir ces comédiens.
Cette rubrique débute par une voix unique, mélodieuse, chantante, douce et grave à la fois, ensoleillée, réconfortante, celle de Benoît Allemane. Vous avez pu l’entendre dans des publicités, dans des documentaires, à la télévision, à la radio, ou au cinéma. Mais si vous connaissez surtout sa voix, c’est parce que dans l’inconscient collectif elle est devenue LA voix de Morgan Freeman. En effet, Benoît Allemane prête sa voix au comédien américain dans une quarantaine de films. Aujourd’hui, nous vous invitons à écouter sa voix bien évidement, mais surtout à écouter le comédien qui se cache derrière et qui va vous raconter son riche parcours. Un grand merci à lui de s’être prêté au jeu avec gentillesse, passion, et une belle dose d’humour !
Si nous vous conseillons d’écouter l’enregistrement audio, vous pourrez également retrouver les propos de Benoît Allemane, ci-dessous, dans une transcription écrite légèrement condensée.
Matthieu Palmieri, Conso-Mag.com : Pourquoi est-il important de dire comédien de doublage et non doubleur ?
Benoît Allemane : « Tout simplement parce que le doubleur est la société qui s’occupe du doublage des films. Le comédien qui s’occupe du doublage est bien un comédien avant tout, dont l’une des principales activités peut être le doublage, comme pour d’autres ce serait le cinéma, la télévision, ou le théâtre. Le mieux, c’est de faire partie de toutes ces disciplines.
MP : Quelles études avez-vous fait ?
BA : J’ai fait des études de théâtre à l’Ecole Nationale de théâtre de Strasbourg, dans les années 60. C’était la première école créée en province. C’était un autre enseignement, différent de celui plus classique du Conservatoire de Paris, selon des méthodes russes et américaines. Tout cela a bien évolué aujourd’hui évidemment. C’était il y a 60 ans pour moi !
MP : Comment avez-vous débuté votre carrière dans le doublage ?
BA : C’est très simple, c’est même logique ! Dans notre profession de comédien, nous pouvons aborder plusieurs disciplines : la télévision, le théâtre, le cinéma, la radio, faire des voix-off, de la publicité, ou des livres audio. Nous avons donc la possibilité d’aborder toutes ces disciplines. A partir du moment où j’ai commencé à tourner pour la télévision en 1966-1967, comme on tournait beaucoup en extérieur, il fallait se post-synchroniser en studio. En extérieur, il y a des bruits ambiants qu’il faut supprimer, il fallait donc enregistrer à nouveau notre voix en studio ensuite. Puis, un jour, un directeur de studio m’a dit « Monsieur Allemane, avec la voix que vous avez, vous pouvez faire du doublage ». J’avais essayé d’en faire en arrivant à Paris, mais j’étais trop effrayé par la technique. En fait, je n’étais pas encore mûr pour cela. On ne fait pas tout, tout de suite dans la vie. Il faut apprendre, il faut s’imprégner de nos aînés en studio. Quelques années, plus tard, grâce aux tournages, j’ai pu commencer à appréhender le doublage.
MP : Quelles sont les différences entre le doublage et l’interprétation de rôles pour le cinéma, le théâtre ou la télévision ?
BA : J’ai toujours voulu que la radio, le théâtre, le doublage, soient toujours présents dans mes activités. Il est toujours intéressant de jouer pour les spectateurs, car en studio, nous ne jouons pour personne. Nous sommes en dehors du monde, alors qu’au théâtre, nous sommes face à la vie, face aux spectateurs, et c’est quand même, je pense, le plus important dans nos métiers. J’ai joué environ 40-50 pièces de théâtre, environ le même chiffre pour le cinéma ou la télévision. Au théâtre, vous vous emparez d’un texte qui a été écrit par un auteur. On doit bâtir un personnage en essayant de comprendre pourquoi il existe, ce qu’il a fait dans la vie, comment il est physiquement… On fait une recherche psychologique du personnage auquel nous attribuons notre physique, tout simplement parce que notre corps est notre instrument, la voix fait partie de notre instrument. Tandis que, dans le doublage, le travail du comédien étranger existe déjà, il existe à l’image. Vous voyez le visage du comédien a qui vous prêté votre voix, vous pouvez observer toutes ses émotions, sa respiration. La situation est bien expliquée, vous savez pourquoi il agit de telle façon. Nous ne sommes pas là pour faire du karaoké, notre rôle est d’apporter dans notre langue française, à cette image qui existe déjà, à ce visage dont on ne peut pas modifier les expressions, toutes les émotions égales à celles que le comédien a donné lors du tournage. Donc c’est un autre métier. Mais c’est aussi un travail sur un personnage, comme on peut le faire au théâtre, sauf que la destination n’est pas la même.
MP : Beaucoup de cinéphiles sont »allergiques » au doublage. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?
BA : Tout d’abord, ces critiques émanent bien souvent de cinéphiles qui ne supportent pas le doublage et préfèrent la version originale. Tant mieux pour eux s’ils ont des connaissances de la langue étrangère, s’ils arrivent à comprendre, à ressentir le jeu du comédien en version originale. Mais nous nous adressons à une grande majorité de spectateurs ou de téléspectateurs qui n’ont pas cette connaissance de la langue. Il ne faut donc pas les priver de la création étrangère au risque que cette dernière puisse perdre un peu de sa substance. Bien sûr, le fait de passer d’une langue à une autre peut faire perdre un peu de la saveur ou de la finesse de la langue originelle. Mais c’est un travail très difficile que doivent réaliser les adaptateurs, qui sont, bien souvent, pour le cinéma, de très grands auteurs. Si l’on ne prend, d’ailleurs, que l’aspect technique, il faut savoir qu’un texte français sera toujours 25% plus long qu’un texte anglais. Comment voulez-vous faire ? Il faut trouver les équivalences, les mots juste. C’est le travail du doubleur et de l’adaptateur.
Le plus grand compliment que l’on puisse recevoir de la part de cinéphiles, cela m’est arrivé pour Morgan Freeman, c’est d’entendre : « on préfère vous entendre vous que d’entendre Morgan Freeman lui même ». Là, nous sommes dans l’affectif. La voix est un problème affectif entre le spectateur et le comédien. Notre voix marque, elle s’imprime dans l’inconscient ou le subconscient du spectateur. Par exemple, Morgan Freeman représente l’homme qui n’est jamais violent, ou rarement, qui conforte, qui protège. Ainsi, je passe pour quelqu’un qui aurait toutes ces vertus au travers de ma voix.
MP : Comment avez-vous trouvé votre voix ? Est-ce qu’elle a toujours été présente ? Est-ce que vous devez la nuancer, l’exagérer ?
BA : Quand j’avais 10-11 ans, je chantais dans les Choeurs de la 9ème Symphonie avec une petite voix perchée. Puis vers 17 ans, elle a commencé à tomber plus bas, même si elle ne ressemblait pas encore totalement à celle d’aujourd’hui car ce sont les années qui la forgent. Du fait de l’emploi et de la gravité de ma voix, j’ai fait beaucoup de spectacles et de festivals. Quand on joue en festival, il faut porter la voix, sans crier, c’est une technique basée sur la respiration, la décontraction. La voix passe où elle veut, même sans micro. Il faut suivre notre voix. Le micro a cassé beaucoup de choses même si on en a besoin. Il est là pour transmettre ce qu’on lui donne en sensibilité, en douceur comme en violence, mais ce n’est le micro qui vous donne le talent. D’ailleurs, ce n’est pas non plus en sortant d’une école que l’on a du talent, c’est ce que la vie vous a appris qui fait en sorte que vous avez de quoi nourrir les personnages à interpréter.
MP : Est-ce que l’on reconnaît votre voix dans la vie quotidienne ?
BA : Très souvent dans les magasins, lorsque je demande quelque chose, l’oeil du vendeur ou de la vendeuse se fixe sur vous et vous regarde. Pendant quelques secondes, il ne se passe rien, et, à ce moment, je sais que j’ai été reconnu. La voix est affective, comme j’ai pu le dire précédemment. Ma voix étant grave et souriante, peut-être qu’elle passe mieux. Certains me disent que j’ai bercé leur enfance, c’est le plus beau compliment que l’on peut recevoir. Notre métier de comédien, c’est d’apporter du plaisir avant tout !
MP : Comment devient-on la voix française de Morgan Freeman ?
BA : C’était dans les années 70. La Warner, je crois, avait décidé de faire passer des auditions concernant un grand film avec Morgan Freeman. J’ai été contacté par une société de doublage pour faire un essai. Nous étions plusieurs, et le choix s’est porté sur moi. Je suis devenu sa voix officielle assez vite. En tout, J’ai doublé une quarantaine de films avec Morgan Freeman. Il y en a quatre ou cinq que je n’ai pas fait dont Invictus de Clint Eastwood. Je le regrette car le personnage, Nelson Mandela, est absolument magnifique. Je n’ai pas doublé ce film car il fallait que, étant donné que les personnages sont africains, avoir une musicalité dans la voix un peu africaine que je n’ai pas. C’est une raison artistique qui est tout à fait juste.
MP : D’ailleurs, certains l’apprendront dans cette interview, vous n’êtes pas un comédien noir comme Morgan Freeman.
BA : Oui c’est vrai, j’ai d’ailleurs une anecdote à ce sujet. La première fois où j’ai été convoqué pour passer des essais pour faire la voix de Morgan Freeman, j’attendais dans un studio que je connaissais, j’étais quelque peu pressé. Et puis, je vois une femme passer plusieurs fois, puis lancer agacée : « où est mon comédien ? ». Au bout d’un moment, je lui explique qu’elle me cherche peut-être car étant convoqué pour un essai. Elle me regarde alors et me dit : « mais vous n’êtes pas noir ?! ».
MP : Est-ce qu’il n’est pas trop difficile de vivre dans »l’ombre » de Morgan Freeman ?
BA : Je trouve que cela n’a pas d’importance. Tout d’abord, doubler un comédien de cet ordre, je pense que d’autres camarades qui doublent également de grandes vedettes seraient d’accord avec moi, l’importance ce n’est pas de prendre leur place. Nous sommes là pour les servir, traduire dans une autre langue ce qu’ils ont éprouvé en tournant. Notre travail c’est cela, il faut donc faire preuve d’humilité.
MP : Dans quel film avez-vous préféré doubler Morgan Freeman ?
Dans Les Evadés. Parce qu’il y a à la fois le côté narratif, avec le personnage qui raconte ce qu’il a vécu, et de l’autre, l’acteur qui joue ce qu’il a vécu, ce sont deux facettes tout à fait différentes. Et puis le film en lui même est tout simplement magnifique.
MP : Avez-vous déjà rencontré Morgan Freeman ?
BA : Non. J’aurais eu la chance de le rencontrer en octobre dernier lorsqu’il devait venir à Paris pour tourner quelques séquences de séries documentaires. Malheureusement, nous n’avons pas pu nous rencontrer. Il était également question de nous rencontrer en Normandie, l’an dernier, à l’occasion d’une commémoration sur la plage d’Omaha Beach afin de raconter le Débarquement. Lui en américain évidemment, et moi en français. Cela n’a finalement pas pu se faire malheureusement. Je regrette de ne pas l’avoir rencontré, simplement pour lui dire toute l’admiration que j’ai pour lui. Non pas seulement en tant que comédien, mais également en tant qu’Homme car il s’est bagarré pour l’égalité raciale, sociale, dans le monde entier. C’est un homme d’une grande ouverture et d’une grande générosité !
MP : Quel est votre pire souvenir de doublage ?
BA : Un jour, je reçois une convocation pour doubler un film en urgence le lendemain matin. La personne qui me convoque m’explique ne pas avoir le temps de me raconter ce dont il s’agit. Je sais juste qu’il y en a pour la journée. Comme je connaissais les employeurs, j’arrive donc avec d’autres copains. On nous montre alors la première séquence et au bout de dix secondes, nous comprenons que nous avons été convoqués pour doubler un film pornographique. A 9h30 d’autant plus ! Mais puisque nous étions là, il fallait le faire. Ce n’est jamais plus arrivé ensuite !
MP : Combien de temps faut-il pour doubler un film ?
BA : Tout dépend s’il est chargé en personnages ou non. Si c’est une comédie, s’il y a peu de protagoniste et de rôles secondaires, l’enregistrement des comédiens de doublage peut prendre quatre ou cinq jours. S’il y a une grande distribution, une multiplicité de rôles, cela peut prendre deux semaines. Puis, il y a le mixage, cela concerne l’ingénieur du son, il faut y ajouter quinze jours de plus. Au cinéma, cela peut prendre plus de temps que pour la télévision.
MP : Quel est votre regard sur votre profession actuellement ?
BA : Le regret que nous avons dans la profession, c’est que nous travaillons de plus en plus vite et que la qualité peut donc en pâtir. Automatiquement, les cinéphiles qui ne supportent pas le doublage nous tombent dessus. Or, nous n’y sommes pour rien. Et puis, il y a beaucoup de comédiens qui débutent et qui n’ont pas encore cette facilité, et peut-être à qui ont donne des rôles trop importants. Il faut apprendre son métier tranquillement, on ne peut pas tout faire tout de suite. Chaque jour est une expérience, nous apprenons continuellement.
MP : Merci Benoît pour le temps que vous m’avez accordé. C’était passionnant ! Est-ce que vous avez un petit message à faire passer à nos lecteurs pour terminer ?
BA : Passez un bon confinement, et surtout une bonne fin de confinement ! Soyez prudents, pensez aux autres, pensez à vous même. Merci de m’avoir accueilli parmi vous ! »